Après quelques années à stagner dans le ventre mou de la SEC, les Volunteers de Tennessee ont crevé l’écran en 2022. Principale évolution: l’offense ! Sous la houlette de Josh Heupel, l’attaque a tout balayé sur son passage. Figures de proue de cette révolution offensive, Hendon Hooker (potentiel Heisman avant sa blessure) et Jaylin Hyatt (Trophée Biletnikoff du meilleur receveur) ont pu montrer l’étendue de leur talent. Mais en dépit de cette saison ultra productive, les deux stars n’ont été sélectionné qu’au 3e tour de la draft 2023. En cause, un système offensif jugé trop éloigné des standards NFL. Comment donc cette attaque est-elle si difficile à transposer à l’échelon supérieur ? Analyse made in CCS.
Un petit détour par Baylor
L’attaque que Josh Heupel a installé à Tennessee est directement inspirée de celle instaurée par Art Briles à Baylor. Arrivé en 2008 sur le campus de Waco, Briles a transformé Baylor en une machine à gagner grâce à un style offensif jamais vu jusqu’alors. Si vous ne connaissez pas Briles, il y a deux choses à savoir sur lui :
- Ce n’est pas une personne recommandable.
- Le système qu’il a créé chez les Bears jusqu’à son renvoi mérite d’être étudié.
Mais alors, comment ça marche ? Qu’est-ce qui rend ce système si infernale à défendre en université mais inutilisable en NFL ?
Pour expliquer cela, petit point sur le règlement. Il y a plusieurs règles qui changent entre la NFL et la NCAA. Notamment, le positionnement des hash marks. Les hashmarks, ce sont ces deux lignes en pointillés qu’on voit sur toutes la longueur du terrain et qui définissent où sera snappé le ballon au début de chaque action. En NCAA, les hashmarks sont bien plus espacées qu’en NFL. Ce qui signifie que le côté large est bien plus grand, et les joueurs sont bien plus éloignés les uns des autres. Il est donc beaucoup plus difficile pour la défense de couvrir cette zone. La base de l’attaque Baylor (et maintenant Tennessee), c’est d’exploiter cet avantage pour étirer la défense au maximum.
Lorsqu’on regarde un match des Volunteers, on tombe souvent sur des images comme celle-ci :
Sur le tableau noir, la formation est tout ce qu’il y a de plus classique. Et pourtant. Sur le bas du terrain, on a un 2 contre 2 entre receveurs et DB sur une portion très large du terrain. Bon courage aux deux défenseurs ! En étirant sa formation à outrance, Heupel cherche à forcer la main de la défense. Les Vols, comme les Bears avant eux, assignent des positionnements très uniques à leurs receveurs. Contrairement à une attaque spread conventionnelle, les receveurs de Tennessee ne doivent pas être séparés les uns des autres, mais le plus éloignés de la boîte possible.
Le but ? Créer une forme de No Man’s Land entre le receveur le plus à l’intérieur et la ligne offensive. Ainsi, il devient impossible pour un Safety ou un Linebacker de défendre à la fois la course et la passe. Avec 6 bloqueurs en attaque, la défense doit mettre 7 joueurs dans la boîte pour être en bons nombres face à la course. Le problème, c’est qu’en allouant autant de ressources à la course, il ne reste plus que 4 défenseurs pour couvrir 3 receveurs. Et ici, inutile d’attendre de l’aide des Linebackers ou autres défenseurs : l’alignement pré snap les éloigne beaucoup trop pour qu’ils puissent intervenir en cas de passe. Avec autant d’espace à couvrir pour si peu de joueurs, cela met énormément de pression sur les DB adverses.
Mais ce n’est pas tout. Ce que cherchent les Vols, outre tout cet espace à exploiter, ce sont les matchups favorables. En effet dans ces conditions, beaucoup de défenses modernes devront positionner un Safety sur le slot receiver adverse. Si on place un joueur explosif comme Jaylin Hyatt dans le slot, on peut donc se retrouver avec une fusée impossible à couvrir pour un simple safety, traditionnellement plus lent.
Et si Heupel cherche à le faire, c’est parce que cela marche. À Baylor, ça donnait déjà ça :
La philosophie de Baylor était simple à résumer: les extrêmes, toujours les extrêmes. Dans tous les compartiments du jeu, les Bears aimaient être caricaturaux. On a déjà vu les alignements exagérément espacés des receveurs. Dans le jeu de course, pour profiter au maximum de la défense séparée, Briles attaquaient plein centre avec des courses Power, Gap, et toute forme de course directe et verticale. Et puisqu’il a coaché un certain Robert Griffin III, tout le jeu de course autour du QB était également disponible.
A la passe, les Bears de Baylor cherchaient la verticalité, le big play, le homerun à chaque action. Chaque passe était une occasion de mettre KO la défense adverse. Les tracés (on y reviendra) cherchent constamment la profondeur du terrain, et Briles affectionnaient les fusées capables de punir les 1 contre 1. Pour couronner le tout, Baylor était une place forte de l’attaque Hurry Up No Huddle et forçait les défenses à enchaîner les actions de manière effrénée, sans pouvoir changer de formation ou se regrouper psychologiquement d’un jeu à un autre.
Ce tempo fou rendait les formations défensives plus statiques et permettait occasionnellement d’y faire régner la confusion. Il n’était pas rare de voir les défenses mal alignées, ou encore de retrouver un matchup très favorable à l’attaque. Sur les deux clips ci-dessus, par exemple. En défense : le dénommé Quentin Hayes, un Safety qui aura eu une carrière honorable de 4 ans à Oklahoma avant de raccrocher les crampons. En face de lui : le meilleur receveur en NCAA cette année là : Corey Coleman. Athlète ultra explosif mesuré à 4.37 au 40 yards, Coleman a crevé l’écran sous le maillot des Bears en 2015, au rythme de 74 réceptions, 1363 yards et 20 TD. En 12 matches.
Cette saison stratosphérique et ses grosses capacités athlétiques ont fait de Coleman le 15ème choix de la draft 2016. Mais après cette arrivée en grande pompe en NFL, le jeune receveur ne dure que 3 saisons et ne dépasse même pas les 800 yards en carrière. Le parfait exemple pour illustrer les inquiétudes liées au système Baylor.
Veer and Shoot, un système vraiment pas comme les autres
Il est assez simple pour comprendre que l’attaque de Briles et Heupel ne peut pas se transposer en NFL. Avec des hashmarks plus resserrées, le côté ouvert du terrain est moins large et l’espace plus difficile à trouver. Ce qui est moins intuitif, c’est pourquoi ce système, aussi dévastateur soit-il, n’est pas plus utilisé en NCAA ? Pour cela, on revient encore aux positionnements des receveurs.
Rappelez-vous, on a bien dit que le but était d’éloigner les receveurs de la boîte, mais pas les uns des autres. Ce principe même va à l’encontre des autres attaques Spread qui pullulent en NCAA. Les attaques Air Raid notamment essaient de répartir leur receveurs de manière équilibrée autour du terrain pour leur libérer de la place afin de faciliter leur tracé. Hors quand on regarde un match de Tennessee, il n’est pas rare de voir les receveurs alignés ainsi :
Se placer de cette manière réduit drastiquement le nombre de tracés qu’un joueur peut courir. C’est un problème pour beaucoup d’attaques, mais pas pour Tennessee.
Le système qu’a développé Briles à Baylor a été officieusement renommé Veer and Shoot sur Internet, en référence à son style qui ressemble à une version NCAA du Run and Shoot. Le Run and Shoot est une attaque ayant eu un bref succès en NFL, notamment chez les Houston Oilers d’un certain Warren Moon. On ne rentrera pas dans les détails de ce schéma assez atypique, mais sur l’héritage majeur qui lui est attribué : les Choice Routes.
Comme le nom le suggère, les Choice Routes sont des tracés à choix, qui demandent au receveur de décider pendant l’action et en fonction de ce qu’il voit. Il y a des règles et un fonctionnement à tout cela, mais de manière générale, le but est simple : trouver l’espace. Et comme une image vaut cent mots, prenons un exemple.
Ok, fort bien, contre la zone, le receveur doit trouver l’espace libre. Mais quand la défense joue en homme à homme, comment on fait ? C’est là que cela devient intéressant. Vous le savez sûrement, il y a plein de manières de jouer en man coverage. Selon la configuration et ses préférences personnelles, le Cornerback peut jouer en press, en off, avec un leverage extérieur ou intérieur, être en bail ou en trail… Chaque technique a ses avantages et ses inconvénients.
Selon la technique qu’utilise son vis-à-vis, le receveur ajustera son tracé. L’exemple le plus simple est le tracé Go utilisé par Tennessee :
- Si le Cornerback est aligné en press et joue “agressif”, le receveur court une Go Route en profondeur et profite de ce 1 contre 1 pour aller chercher le big play.
- Si le Cornerback cherche plutôt à défendre la profondeur et joue de manière plus soft, le WR s’arrête au bout de 10 yards et son tracé devient essentiellement un Hitch.
Les coaches enseignent souvent ce tracé aux receveur en indiquant que s’ils peuvent toucher le CB au bout de 10 yards, ils foncent. Sinon, ils s’arrêtent. Petit exemple avec, bien entendu, Jaylin Hyatt. S’il est aligné dans le slot au début de l’action, Hyatt va switcher avec le receveur extérieur pour devenir le receveur extérieur lui-même. À partir de là, son tracé dépendra de comment se comporte son Cornerback. Comme on le voit ici, celui-ci essaie de le presser et de le suivre. Et donc, on fonce :
Tennessee avait d’ailleurs utilisé la même action contre Kentucky un an auparavant, avec cette fois-ci Velus Jones dans le même rôle. A ce moment-là, en revanche, on voit que le CB de Kentucky joue l’action complètement différemment et préfère protéger la profondeur, laissant à Jones le champ libre pour stopper son tracé.
Il est où le problème ?
Maintenant qu’on a expliqué les principes de la Veer and Shoot et de son utilisation à Tennessee, il est temps d’en expliquer les limites. Le schéma en lui-même marche très bien en NCAA, comme l’ont montré Briles et Heupel. Le problème réside dans la formation qu’il inculque à ses joueurs. La réalité, tout simplement, c’est que ce schéma est à des années lumières d’un schéma pro.
Les Choice Routes sont utilisées en NFL, mais ne prennent pas la place qu’elles ont dans l’attaque de Heupel. Car si chaque Choice Route est virtuellement indéfendable, elle comporte un défaut majeur : le timing. Et oui Jamie, si on laisse au receveur le choix d’ajuster son tracé, son Quarterback doit patienter qu’il se déclare. Hors, si le temps c’est de l’argent, au niveau professionnel la moindre demi-seconde vaut des millions. Les pass rushs NFL sont agressifs, et en réponse les attaques se doivent d’être ultra ultra rapides. Le QB doit donc suivre ses progressions avec un rythme réglé sur du papier à musique.
Il est donc difficile d’intégrer dans l’horlogerie qu’est une attaque professionnelle trop d’éléments susceptibles de fausser le rythme. Et si vous regardez Hendon Hooker, vous le trouverez très souvent obligé d’attendre ses receveurs. Sur la précédente vidéo par exemple, Hooker commence à dégainer avant de se raviser et finalement lancer. Le temps perdu pendant cette hésitation aurait sûrement résulté en un sack en NFL. D’ailleurs, Hooker affichait un temps avant lancer de 2.6 secondes en 2022, le 87ème plus rapide en NCAA…
Qu’on soit clair, ce n’est absolument pas une critique sur le jeu de Hooker, qui ne fait qu’exécuter comme son système le lui demande. Seulement, un Quarterback NFL est notamment jugé sur sa capacité à anticiper, c’est à dire à lancer avant que son receveur ait effectué son changement de direction. En sortant de Tennessee, Hooker n’a pour ainsi dire aucune expérience à ce niveau-là. En découle un footwork trop imprécis pour la grande ligue, mais aussi un cruel manque au niveau de la vision du jeu.
Le système des Vols demandaient rarement à son QB d’effectuer plusieurs lectures sur la même action. Le concept même de “progression” risque d’être une nouveauté pour Hooker. En témoigne sa Heat Map, qui répertorie (en rouge) les zones les plus visées par le QB. On y voit bien la pléthore de screens et de Choice Routes sur les bords du terrains. En NFL, la majorité des fenêtres se trouvent en réalité au milieu du terrain, où les Play Actions créent un trou entre les LB et les S. Et ça aussi, il faudra l’apprendre.
Le constat est similaire pour Hyatt. Gagner sur des choice routes quand on est aligné face à un Safety c’est une chose, gagner sur un tracé plus scolaire contre un Cornerback NFL, c’en est une autre. Les qualités physiques de Hyatt sont indéniables, mais celles de Corey Coleman l’étaient tout autant, et cela n’a pas empêché l’ancien Brown de rater sa transition. On souhaite bien évidemment un avenir différent au jeune Jaylin, et pour cela il lui faudra se créer un package de release, se parfaire sur des tracés courts et bien sûr fluidifier ses changements de direction.
En 7 ans, Briles aura eu le temps d’envoyer beaucoup de joueurs en NFL, avec un succès assez relatif. Si Robert Griffin, Terrance Williams ou Josh Gordon auront au moins pu montrer leur talent chez les pros, on n’oubliera pas les pétards mouillés qu’ont été Coleman, Kendall Wright ou Bryce Petty. Si Josh Heupel n’a jamais coaché avec Art Briles, il est vu comme le principal héritier de ce système si unique, à la fois enfantin et dévastateur. Il a pu en prouver une nouvelle fois l’efficacité en SEC, avec notamment une victoire de prestige face à Alabama. A ses joueurs maintenant de démontrer que son offense n’est pas un frein au perspectives de jouer en NFL. Hooker et Hyatt sont pétris de talent, mais leur courbe de progression sera immense pour un jour devenir des titulaires dans la grande ligue.